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Molière
Don Juan
Quoi ? Tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous
prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour
personne? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être
fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être
mort dès sa jeunesse, à toutes les autres beautés
qui nous peuvent frapper les yeux: non, non, la constance n'est bonne
que pour des ridicules, toutes les belles ont droit de nous charmer,
et l'avantage d'être rencontrée la première, ne
doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles
ont toutes sur nos curs. Pour moi, la beauté me ravit partout,
où je la trouve; et je cède facilement à cette
douce violence, dont elle nous entraîne; j'ai beau être
engagé, l'amour que j'ai pour une belle, n'engage point mon âme
à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir
le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages,
et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit,
je ne puis refuser mon cur à tout ce que je vois d'aimable,
et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille,
je les donnerais tous. Les inclinations naissantes après tout,
ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans
le changement. On goûte une douceur extrême à réduire
par cent hommages le cur d'une jeune beauté, à voir
de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre
par des transports, par des larmes, et des soupirs, l'innocente pudeur
d'une âme, qui a peine à rendre les armes, à forcer
pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous
oppose, à vaincre les scrupules, dont elle se fait un honneur,
et la mener doucement, où nous avons envie de la faire venir.
Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à
dire, ni rien à souhaiter, tout le beau de la passion est fini,
et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour; si
quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et
présenter à notre cur les charmes attrayants d'une
conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux, que
de triompher de la résistance d'une belle personne; et j'ai sur
ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement
de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner
leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité
de mes désirs, je me sens un cur à aimer toute la
terre; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres
mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.
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